Reporters sans frontières victime d’une opération d’influence d’une boîte de com liée à l’empire Bolloré
La page d’accueil reprend la charte graphique et le logo de Reporters sans frontières (RSF), son nom de domaine ressemble d’ailleurs fortement à celui de l’ONG. Sauf qu’à y regarder de plus près, rien à voir : sur les sites «reporterssansfrontieres.fr» ou «reportersansfrontieres.fr», un texte accueille l’internaute pour lui signifier que l’organisme, rebaptisé «Sectaires sans frontières» œuvre «au fichage des journalistes», ou souhaite «désormais modifier le paysage audiovisuel public français (PAF) selon [sa] vision du pluralisme». Une opération de «typosquatting» (soit le fait d’enregistrer un nom de domaine proche d’un nom de domaine très connu) concernant cinq sites qu’a récemment découvert Reporters sans frontières. Dans une enquête publiée ce jeudi 4 juillet, l’ONG révèle l’organisation derrière cette opération d’influence destinée à les discréditer : l’agence Progressif Media, une boîte de com liée à l’empire de Vincent Bolloré.
Libération racontait en septembre les basses œuvres de cette «fabrique à influenceurs»dont le milliardaire breton avait acquis 8,5 % des parts début 2022. Progressif Media, société d’une trentaine de salariés dirigée par les entrepreneurs David Bonhomme et Emile Duport, compte des clients plus ou moins recommandables – on retrouvait parmi ceux-ci le mouvement Génération identitaire avant sa dissolution en 2021 ou l’application de chants Canto dont le répertoire comptait quelques airs du IIIe Reich. Mais cette boîte mène aussi plusieurs campagnes d’influence destinées à défendre les intérêts de Vincent Bolloré, qui héberge Progressif dans les locaux de son groupe Vivendi. C’est notamment le cas du projet «Corsaires», qui cherche à contrer les Sleeping Giants France, ce groupe qui interpelle les annonceurs pour couper les recettes publicitaires des médias d’extrême droite.
«La panoplie des pires pollueurs du débat public»
C’est dans ce cadre que Progressif Media semble avoir visé Reporters sans frontières, dans la foulée de la décision du Conseil d’Etat le 13 février. Pour rappel, le Conseil d’Etat avait tranché en faveur de l’ONG dans le litige qui l’opposait à l’Arcom sur le cas CNews, imposant au régulateur des médias de mieux contrôler le pluralisme et l’indépendance des radios et télés françaises. Dans la foulée, les médias Bolloré, de CNews au Journal du dimancheen passant par le TPMP de Cyril Hanouna, s’étaient déchaînés contre RSF. De son côté, Progressif Media a donc, une semaine après la décision, créé cinq noms de domaine proches de celui de Reporters sans frontières pour dénigrer l’organisme. Des contrefaçons particulièrement bien référencées sur Google et dont les «contacts presse» indiqués en page d’accueil renverraient vers des numéros «massivement utilisés et signalés pour des tentatives d’arnaques et de spams», indique RSF. «Contrefaçon, dissimulation, cybersquatting, troll, désinformation… Toute la panoplie des pires pollueurs du débat public», souligne Arnaud Froger, responsable du bureau d’investigation qui a mené cette enquête.
L’ONG a également découvert que les caractéristiques techniques et le modus operandi de cette campagne d’influence sont proches d’un nombre très restreint de sites. Deux sites inactifs qui font référence à Jean-Marie Le Pen, mais aussi le site du projet «Corsaires», et le site «Fan de CNews», qui héberge notamment une pétition appelant à maintenir la chaîne, dans l’actuel processus de renouvellement des fréquences TNT mené par l’Arcom. «La dissimulation de l’adresse IP d’un serveur web révèle chez les développeurs de Progressif Media la volonté de mimer les tactiques, techniques et procédures de certains groupes de cybercriminels à la solde de régimes totalitaires, note Nicolas Diaz, responsable de la sécurité numérique de RSF. Ces groupes sont connus pour mener des campagnes de désinformation voire de hameçonnage (phishing) via l’usurpation de noms de domaine avec un objectif principal : porter préjudice à la démocratie.»
«Les diktats d’une société faussement bien pensante»
Enfin, Reporters sans frontières rapporte dans son enquête s’être procuré un document stratégique interne à Progressif Media détaillant cette campagne de riposte. Intitulé «Reporting Vivendi», ce document, destiné donc à son actionnaire, revient sur les cinq noms de domaine achetés pour «occuper le ranking Google» et diffuser un «manifeste sur le sectarisme de RSF». Mais il détaille aussi les autres projets menés actuellement pour l’empire Bolloré, dont une campagne visant à positionner CNews comme «le seul lieu en faveur de la liberté d’expression», une chaîne «qui ne se laisse pas contraindre au silence par les diktats d’une société faussement bien pensante». Les équipes de Progressif Media seraient aussi rétribuées par Vivendi pour regarder les chaînes concurrentes à CNews, scruter le «bagage militant de leurs invités» et effectuer des signalements auprès de l’Arcom. Sans succès, selon RSF.
Cette campagne d’influence pose question en plein processus de renouvellement des fréquences TNT de C8 et de CNews – les auditions des dirigeants des deux chaînes par l’Arcom se dérouleront les 9 et 15 juillet prochains. Contactés par RSF, les dirigeants de Progressif Media n’ont pas répondu à leurs sollicitations, tandis que Vivendi a simplement indiqué ne faire aucun commentaire sur cette affaire, tout en rappelant sa participation minoritaire au capital de la boîte de communication.