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Les lundis de Madiambal : « Les Africains subissent en Tunisie ce qu’un Noir ne subit pas en Europe »

«L’immigration clandestine relève d’un complot pour modifier la démographie de la Tunisie, afin qu’elle soit considérée comme un pays africain uniquement et non un pays arabe et musulman.» La déclaration est du Président tunisien, Kaïs Saïed, le 21 février 2023. C’est en fait la théorie de la crainte du «grand remplacement», prôné par Eric Zemmour en France et certains autres populistes d’Extrême-droite en Europe et qui fait des émules dans les rues de Tunis et de Carthage.

 

Tunis, nouvelle capitale de l’Apartheid

On est habitué au racisme de par le monde. Il semble qu’il existera toujours sur la terre, des imbéciles incorrigibles. Mais là où cela fait le plus mal est que cette sordide déclaration est faite par un chef d’Etat d’un pays situé au Sud de la Mer Méditerranée, qui se dit africain, membre de toutes les instances africaines. Face au tollé, le gouvernement tunisien oppose un mépris sidérant. L’indignation des élites africaines est donc forte et à juste raison, mais leur subite prise de conscience de la situation des Noirs en Tunisie devrait étonner. Allez savoir quelles humiliations n’avaient pas subies des employés de peau noire de la Banque africaine de développement (Bad) et leurs familles qui vivaient à Tunis, au moment où cette institution financière panafricaine y avait installé provisoirement ses quartiers, fuyant Abidjan en 2003 pour causes de graves troubles politiques et sécuritaires en Côte d’Ivoire.

Le quotidien des Noirs en Tunisie est fait de brimades, de vexations et d’actes racistes. Dans ce pays, la population de couleur noire (environ 15% des 12 millions de Tunisiens) vit dans une discrimination qui a fini par devenir institutionnelle. Dans un article en date du 2 novembre 2020, parlant des «Rohingyas (Birmans) abandonnés en rase campagne», nous nous insurgions également contre la situation des populations de peau noire en Tunisie. Nous disions notamment : «En Tunisie, des personnes sont victimes d’une honteuse discrimination, parce qu’elles sont de peau noire. Une inscription d’un autre âge, «Atig» (Affranchi), continue de figurer sur leur carte nationale d’identité. Cette situation des Noirs en Tunisie ne semble choquer personne dans le monde.» Dans le langage commun en Tunisie, les mots «oussif» ou «abid» (esclave) sont couramment utilisés pour désigner une personne noire.

En miroir, les personnes de peau blanche sont appelées «ahrar» (hommes libres). L’humiliation ne s’arrête pas là. A Djerba, est encore appliquée de manière traditionnelle une ségrégation raciale, jusque dans la mort. Sur l’île subsiste «le cimetière des esclaves», lieu d’inhumation réservé aux Noirs tunisiens.

Pourtant l’esclavage a été théoriquement aboli en Tunisie depuis 1846. La situation est particulièrement inquiétante dans le Sud de la Tunisie, où la communauté noire vit parfois dans des régions isolées, comme à Gosba.

Un rapport de Minority Rights group (Mrg) de 2016 a révélé qu’il existait des bus séparés pour les élèves noirs à Sidi Maklouf. Après avoir suscité l’indignation, l’incident a toutefois été présenté par le gouvernement comme un cas isolé. Aucune sanction n’a pour autant été prise contre les responsables. Plus récemment, des enquêtes menées par l’organisation Mnemty ont révélé que les régions à forte concentration d’élèves noirs, en particulier dans le Sud, sont les plus défavorisées et avaient tendance à manquer de ressources au niveau des infrastructures sociales et sanitaires. En effet, il est de notoriété publique que ce groupe de population reste presque totalement absent de la vie publique et de l’emploi, y compris des postes gouvernementaux et autres postes à responsabilités. Malgré cette discrimination, il existe encore une réticence généralisée dans le pays à admettre que le racisme existe. Il n’y a qu’un seul journaliste tunisien noir à la télévision nationale.

En 2014, Nejiba Hamrouni, journaliste, a été publiquement insultée par des islamistes qui ont publié des caricatures la représentant sous les traits d’un singe. Ne pouvant pas intenter un procès, elle s’est servie des réseaux sociaux pour sensibiliser le public à la discrimination raciale. La même année, une femme noire a été attaquée à coups de pierres à Bizerte par ses voisins, mais l’affaire a été classée sans suite par la police pour manque de preuves, malgré la présence de plusieurs témoins.
Les dirigeants de l’Ong Mnemty (le rêve comme celui fait par Martin Luther King en Alabama) ont subi des harcèlements après l’organisation en juin 2020, d’une manifestation de solidarité avec Black Lives Matter.

Qui peut citer le nom d’une personne de couleur noire membre d’un gouvernement en Tunisie ? Aujourd’hui, seule une personne noire siège au Parlement tunisien ! En 2011, à la faveur de la chute de Ben Ali, une campagne avait été lancée sous le thème : «Un ministre noir en Tunisie ? Yes we can ? No we don’t want.» Elle n’aura pas servi à grand-chose. Quel est le visiteur ordinaire noir qui n’a pas subi quelques vexations durant un séjour à Tunis ou à Sfax ? L’attitude condescendante, pour ne pas dire raciste, des Tunisiens, s’exprime jusque dans les terrains de sports. Souvenons-nous des images renversantes de l’arrogance des footballeurs tunisiens et de leurs dirigeants lors de la dernière Coupe d’Afrique des nations de football au Cameroun en 2022 ! Des Tunisiens ont poursuivi la provocation jusqu’à clamer que leur pays ne représentait pas l’Afrique à la Coupe du monde 2022 du Qatar. Il est curieux que la Confédération africaine de football (Caf) ait fait le dos rond devant de tels propos.

Au demeurant, dans une publication, la chercheuse en anthropologie, Stéphanie Pouessel, analyse le positionnement régional de la Tunisie vis-à-vis de l’Europe et de l’Afrique. Elle souligne en quelque sorte que la Tunisie s’invente entre Orient et Occident. En effet, «contrairement au Maroc, qui met en avant son histoire commune avec le Sénégal et l’Ouest-saharien à des fins notamment politiques, la Tunisie se détache de l’histoire transafricaine pour se focaliser sur son passé ottoman et sur son expérience en tant que colonie française. Le premier Président de la Tunisie indépendante, Habib Bourguiba, a théorisé la «tunisianité» : l’identité tunisienne est spécifique, locale, et l’arabité en est la composante essentielle, à laquelle s’adjoint l’ancrage dans l’époque antique, à la romanité, pétrie de référents islamiques et panottomans. Parmi les référents identitaires qui ont construit la Tunisie postcoloniale, rares sont les évocations de l’Afrique, de l’africanité comme composante de cette identité tunisienne. Ce déni de l’Afrique, visible chez Habib Bourguiba, s’accompagne d’un regard largement tourné vers le «Nord» ou vers le monde arabe.»

Les immigrés, boucs émissaires partout !

Des employés de la Bad avaient déposé de nombreuses plaintes pour des actes de racisme et de discrimination, mais la présence de cette institution, avec des cadres d’un niveau social élevé, avait pu modifier un temps la perception du travailleur noir auprès des Tunisiens. Les agents de la Bad habitaient de beaux quartiers, fréquentaient les hôtels, les restaurants et cafés et les commerces de luxe. Le travailleur noir a souvent été perçu en Tunisie comme un immigré fuyant la famine et la misère, manquant d’éducation et ne parlant pas un mot arabe et ne pouvait être que de confession chrétienne. C’est dire que son intégration dans la société était des plus difficiles. Assurément, du fait d’un tel état d’esprit, les travailleurs immigrés noirs sont les boucs émissaires tout désignés dans un contexte où la Tunisie vit une situation de déliquescence tant sur le plan économique que politique.

Le «Printemps arabe», qui a démarré en Tunisie et qui a permis de chasser Zine El Abidine Ben Ali en 2011, s’est très vite révélé comme une grosse désillusion. L’arrivée au pouvoir des islamistes a corseté la société avant qu’un autre autocrate, le Président Kaïs Saïed, ne vienne aux affaires. L’échec est retentissant à tous points de vue. Les difficultés économiques et sociales sont imputées à ces migrants qui, pour la plupart, sont en transit dans ce pays, sur leur route vers l’Europe. Il y a beaucoup d’amalgames sur les migrants subsahariens. Certains fuient diverses crises humanitaires et conflits et transitent par l’Afrique du Nord avec l’intention de continuer vers l’Europe. D’autres viennent en Tunisie pour y étudier ou y travailler. Que leur objectif soit de transiter par le pays ou d’y rester pour faire leurs études ou pour des raisons économiques, beaucoup se retrouvent à vivre en Tunisie pendant des périodes prolongées. En raison de l’invisibilité des Tunisiens noirs dans la vie publique, une grande partie de la société suppose que toutes les personnes noires vivant dans le pays sont d’origine subsaharienne.

Les migrants subsahariens sont victimes de discrimination raciale, leur situation est encore aggravée par la barrière de la langue, les problèmes de papiers et un accès limité à l’éducation et aux soins de santé. Ils sont fréquemment victimes d’abus, d’exploitation et même d’attaques ciblées. Falikou Coulibaly, figure de proue de la lutte contre le racisme et président de l’Association des Ivoiriens en Tunisie (Ait), a par exemple été poignardé à mort à Tunis, fin décembre 2018. Bien que les autorités aient affirmé que le meurtre était lié à un vol, la mort de Coulibaly a conduit des centaines de Tunisiens noirs à manifester, dans les jours qui ont suivi, contre la discrimination raciale dans le pays et l’absence de réponse adéquate du gouvernement. A travers son réseau de points anti-discrimination, Minority Rights Group (Mrg) a documenté des centaines de cas de discrimination raciale à l’encontre de Tunisiens noirs et de migrants subsahariens en 2019 et 2020. La situation est assez similaire dans la plupart des pays du Maghreb. Plus proche de nous, en Mauritanie, le douloureux sort des populations noires continue de heurter les consciences.

Il reste que l’échec des dirigeants d’Afrique au Sud du Sahara, incapables d’offrir des conditions d’éducation, de santé et de travail à leurs jeunesses, doit être indexé. Aussi, d’autres Africains noirs vivent le martyre de la discrimination, de la haine ethnique et de la xénophobie dans de nombreux autres pays d’Afrique noire où ils vivent. Il sera donc difficile aux dirigeants d’Afrique au Sud du Sahara de faire la leçon aux autres, nous le soulignions, le 28 avril 2015, «Honte à l’Afrique !», après le ramassage de centaines de corps de migrants noirs échoués sur la plage de Lampedusa (Italie). «Cette Afrique laisse ses fils mourir et comme pour ne rien arranger, l’Africain devient un loup pour l’Africain. En Afrique du Sud, des ressortissants d’autres pays africains sont pourchassés, lynchés à mort, brûlés vifs par «leurs frères» sud-africains qui leur demandent de quitter la terre d’Afrique du Sud. Cela se passe en Afrique du Sud, un pays gouverné par des Noirs membres de l’élite de l’Anc, ces célèbres combattants de la liberté et de l’affirmation de l’homme noir ! Nelson Mandela s’est déjà retourné trois fois dans sa tombe. Devant une telle situation aussi, les dirigeants africains préfèrent ne pas savoir ce qui se passe. Robert Mugabe (Ndlr : alors président de l’Union africaine) peut parler au nom de l’Union africaine comme en son nom propre, lui dont le pays se vide pour se réfugier en Afrique du Sud voisine. Robert Mugabe peut dire sa honte devant l’attitude des populations noires d’Afrique du Sud. Cela lui permettra sans doute de soulager sa conscience d’avoir précipité son pays, le Zimbabwe, qui était si prometteur, dans une situation si désastreuse que plus personne ne veut y rester.»

* Ce titre est inspiré d’une déclaration du Président Abdoulaye Wade, le 22 janvier 2001, au Forum sur le racisme à Dakar. Devant des situations de pogroms et d’attaques contre des ressortissants burkinabè, le Président sénégalais s’était indigné soulignant que «ce que vit un Burkinabè en Côte d’ivoire, un Noir ne le vit pas en France». Le propos avait provoqué l’ire des populations et des autorités ivoiriennes et avait déclenché de fortes représailles contre la communauté sénégalaise dans des villes comme Abidjan, San Pédro, Yamoussokro. Moi-même, j’avais eu une vive altercation avec George Aboké, un membre du Cabinet du Président Laurent Gbagbo, en décembre 2007, à l’occasion d’une conférence internationale de journalistes à Abidjan. Ce proche du chef de l’Etat ivoirien fulminait encore contre le propos du Président Wade, pour se mettre en opposition à son co-panéliste sénégalais. Exaspéré, je lui avais balancé : «Le Président Wade a totalement raison de l’affirmer !» Tout le reste de mon séjour, les amis ivoiriens avaient pris leurs distances par rapport à moi. Le contexte politique était lourd. L’altercation avait été rapportée au Président Wade, qui en avait ri à gorge déployée.

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